Thursday, May 31, 2007

Cléopâtre ou la naissance rêvée de l'éventail...

Avant que la conscience des hommes ne soit éveillée, la femme qui deviendrait homme pour donner naissance au souffle des dieux, avançait nue et silencieuse dans les eaux du Nil scintillantes sous la voûte céleste.

Ses pieds glissaient doucement sur le limon soyeux, entre les tiges des nénuphars, les bulles d’air et les particules d’or. Son corps à peine formé frissonnait dans l’eau fraîche et claire au contact de cette flore caressante et de la faune environnante qui déjà s’agitait dans la promesse d’un jour nouveau.
Sa chevelure tressée, enserrée dans son bandeau de métal et de pierres, frôlait ses épaules menues et dorées. Elle sentait le flux puissant de son sang battre à son cou et ses poignets sous ses bijoux d’ambre et de jade. L’étoffe légère qui voilait son corps sans rien en dissimuler, se plaquait un peu plus à chaque mouvement, changeant l’eau du fleuve en perles minuscules.
L’air léger et tiède qui l’enveloppait, l’enivrait de ses odeurs de terre, d’épices et de miel.
Les bruissements de la nuit n’avaient pas encore laissé place à la fureur du jour et à la morsure du soleil. L’eau douce léchait l’intérieur de sa cuisse et la naissance de son sexe imberbe.
Elle n’aperçut qu’un éclat, ne sentit qu’une caresse, puis s’enfonça mollement entre les boutons à peine éclos, les algues ondoyantes et les poissons furtifs.
Dans les premiers rayons du soleil se pressaient déjà tortues et alligators, sangsues et carnassiers pour le festin sacré.
Son visage n’avait pas encore effleuré le sable des profondeurs, qu’il ne restait plus de son corps qu’une légère trace brune qui s’évanouit aussitôt.

Là où celle qu’un jour nous nommerions Cléopâtre avait sombré, le soleil assécha le Nil. Toute parcelle de vie disparut dans l’instant sur la surface d’un cercle parfait aux dimensions d’un homme debout, bras et jambes écartés, pour à la fois saisir le monde et le laisser traverser.

Le cours du Nil reprit son flux, sauf sur cette étrange parcelle, comme percée dans l’espace, mais aussi dense et compacte qu’une pierre sans veine. Ni vide, ni plein. Les hommes qui la découvrirent prirent l’habitude de la nommer l’absence. Aucun d’eux ne se souvint jamais du temps que dura cette absence. La jeune fille ne fut jamais recherchée, elle était devenue cette absence même.

La bête énorme qui glissait au fond des eaux enlaçait et déracinait les lotus dardés vers la surface dans la même oscillation vertébrale souple et régulière. Son double parfait l’accompagnait dans un murmure utérin pulsant sa rudesse et sa chaleur avec d’infinies variations.
Leurs cornes torsées fendaient les profondeurs en soulevant à peine la surface du fleuve, comme si leur puissance et leur vitesse n’avaient pas eu plus d’incidence que celle d’un insecte se déplaçant sur la peau de l’eau.
Alors que nulle vie n’avait pu traverser l’absence, ces deux créatures singulières vinrent s’inscrire sur cette intermédiaire circulaire entre notre monde et les étoiles.
Leurs corps lisses et brillants fragmentaient la lune en faisceaux scintillants qui épousaient chaque creux et chaque bosse. C’était comme si ces chimères improbables, au lieu de refléter la lumière céleste, la créaient et la diffusaient depuis leur intérieur.
Après avoir cherché l’imbrication parfaite, enchâssées, comme serties l’une à l’autre, les deux bêtes demeurèrent immobiles.

Un vent léger caressa les herbes folles et les eaux sombres. Il souffla sur l’absence et la complétude nouvellement née et tous les oiseaux des berges s’envolèrent dans un même fracas de plumes et de cris.

Le Nil avait de nouveau balayé l’absence, la vie reprit ses droits sur chaque parcelle de notre terre. A l’exacte place où s’étaient tenues l’absence et la complétude, le serpent qui avait mordu la jeune fille brilla une seconde encore sous la lune flamboyante, puis se changea en réplique parfaite de la vie interrompue.

Le jeune corps endormi émergea lentement, la même couronne d’or au front, les mêmes cheveux longs et tressés reposant sur les épaules rondes et dorées ; les mêmes bijoux marquant sa gorge et ses poignets, la même étoffe transparente épousant ses contours comme un parfum.
De nouveau l’air soulevait cette poitrine soyeuse, courbait les cils de ce regard clair. De nouveau le sang chaud parcourait ce corps aux frontières de l’enfance, pour lui réapprendre à sentir, à entendre, à voir, à refermer la main pour saisir l’eau et surtout à l’ouvrir pour la laisser s’écouler et mieux la comprendre. De nouveau le courant parcourait ses cuisses, rétractant la peau de ce sexe d’enfant qui demain serait celui d’un homme.
L’homme-enfant qui regagnait la berge, découvrait avec enchantement ce que l’enfant-femme qu’il avait été avait appris à nommer. Sur la terre ferme il dénoua le voile tissé par ses pères, abandonna les bijoux forgés et sertis par les siens. Il s’empara de trois lotus dont il noua les longues tiges pour s’en ceindre la tête. Alors que les premiers rayons du soleil dardaient leurs lames, il décolla de l’onde une feuille lourde et charnue qui, une fois séchée, devint aussi légère qu’un nuage.

Le formidable fracas de la nuit assombrit cette fois-ci le jour. Il surgissait de toutes parts des oiseaux toujours plus nombreux qui, au lieu de fuir, venaient ici envelopper tout l’espace de leurs ondulations. Dans un tourbillon le jeune homme semblait flotter au dessus du sol. Les yeux écarquillés et la bouche béante, son cri se confondant avec ceux des volatiles.

Son sexe neuf barrait son ventre dans l’éclatant soleil qui dévorait le ciel. Les muscles de son corps entier étaient bandés à rompre l’architecture fragile de son squelette. Il ramena à grand’ peine la feuille qu’il serrait dans son poing pour s’en couvrir à la fois la poitrine et le ventre. A ce contact, le nénuphar baigné de sueur reprit toute sa vigueur et se mit a gainer l’entière surface de ce corps jeune.
De sa main libre il frôla l’aile d’une aigrette. Dès cet instant, de la pointe de ses doigts à l’extrémité de ses orteils, un fin duvet se développa pour se changer en longues plumes immaculées. Une membrane mi-animale, mi-végétale vint unir les membres inférieurs aux membres supérieurs. De l’intérieur des épaules se mit à croître un entrelacs complexe d’os et de tendons qui vinrent soutenir chaque pli et contre pli de ces ailes chimériques.

La formidable nuée avait pris place sur chaque roseau, chaque branche, brindille ou banc de sable, et s’était tu devant l’étrange congénère. En pleine lumière, sans la moindre peine, les ailes immenses avaient entamé leur mélopée, sans heurt.
Le plus infime mouvement produisait un murmure, le plus petit battement un mot, le moindre repli une parole, le premier déferlement une phrase. De leur enchaînement, naquit un chant, puis une histoire qui devint une légende.

L’hommage au monde dura tout le règne du dieu soleil.

Le Nil avait retrouvé son calme. La lune flamboyante avait chassé les étoiles pour distiller ses poisons et ses charmes. Seuls les grillons et les grenouilles avaient repris leurs chants.

Au milieu des roseaux couchés, dans un berceau de pétales et de plumes l’enfant était endormi, immobile et paisible. Sa respiration claire soulevait sa poitrine, son corps nu frissonnait dans la brise odorante. L’eau tiède de la surface exhalait une légère brume, les berges, encore, diffusaient leur chaleur.
L’enfant recroquevillé rêvait aux dieux, à ce qu’il s’inventerait pour mieux guider sa route, il rêvait aux jours et aux nuits à découvrir encore, allongé sur ce coin de la terre, une main sur son cœur et l’autre sur son sexe en creux.

Frédérick Y M GAY, pour l’Atelier À pas d’Anges.

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Wednesday, March 15, 2006

10ème et dernière page des Souliers...

déposé la sandale ailée entre les mains de Pharaon, qui dès cet instant n’eut plus qu’une obsession, retrouver la personne à qui appartenait cette chaussure ailée envoyée par les dieux. Il avait dépêché ses meilleurs soldats à la recherche de la femme qui pouvait bien posséder le pendant de ce merveilleux écrin. Les jours passant, il était parti lui-même poursuivre sa quête jusqu’aux frontières des terres Romaines.

Désespéré par des semaines de recherches infructueuses, Pharaon arriva un jour dépouillé de tous ses attributs aux alentours d’une maison animée. Il avait troqué en vain ses bijoux, ses vêtements, ses sandales, son cheval, en échange de renseignements qui ne l’avaient conduit que sur des fausses pistes. Il était semblable à un mendiant décharné et assoiffé lorsqu’il se présenta sur le seuil de la maison. On vint lui porter une écuelle d’eau et une galette, ainsi qu’un tabouret. Il remercia, bu, mangea un peu, et alors qu’il s’apprêtait à repartir une vieille femme lui demanda :

«- Que cherches-tu mon fils ? »

Il n’eut pas l’énergie de raconter une fois encore son histoire, il se contenta de tendre à la vieille femme le petit paquet qu’il conservait plié dans un papyrus couvert de taches.
Quelle ne fut pas sa surprise quand elle découvrit le soulier ailé manquant. Elle se précipita à l’intérieur au chevet de Vâyu, son visage maigre et marqué de profonds cernes serrait le cœur, mais ne parvenait pas à faire oublier sa souveraine beauté. Sa vie ne tenait plus qu’à un fil. Depuis plusieurs jours déjà, elle serrait sur sa poitrine son dernier éventail. Elle eut encore la force d’entre ouvrir les paupières.
Pharaon se tenait immobile devant elles emplie d’amour et d’humilité. La vieille femme déposa le soulier manquant auprès de celui qu’elles avaient conservé. Pharaon se décida alors à prendre les mains de la jeune fille pour la faire assoire sur le bord de son lit. Il s’agenouilla et lui remit enfin ses souliers d’écailles et de plumes. Vâyu releva alors l’éventail qu’elle tenait toujours, pour protéger des regards indiscrets le baiser qu’elle donna au jeune homme.

La suite est connue de tous, elle fut maintes fois réécrite, déformée, appauvrie. Bien entendu, il vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants qui peu à peu écrirent l’Histoire.

Cependant, personne ne sut jamais ce qu’il advint du faiseur d’ailes, du serpent et de l’aigle.

Nos mémoires reptiliennes, nos mémoires d’Hommes, et nos mémoires d’anges, ont de nouveau perdu le contact.

Pourtant, si nous prenions la peine d’interrompre nos courses éperdues, si au moins par instant nous n’étions pas centré sur notre seul et petite raison, nous pourrions encore percevoir le serpent l’aigle et l’homme, confondus en un seul être ils parcourent les étoiles à la découverte de vastes mondes.

9ème page des Souliers...

placé le corps qu’elle avait lavé et parfumé, simplement enveloppé dans un lin écarlate. Elle avait bien pris soin de déposer son éventail sur la poitrine nue du mort afin qu’il l’accompagne.
Une fois toutes ces chose faites elle se rendit au village, tête nue pour annoncer le départ du faiseur d’ailes et acheter tout le nécessaire à la préparation du banquet d’adieu. Elle ne rencontra aucune suspicion à l’annonce de la mort du vieil homme. Dès la première seconde tout le monde avait remarqué ses étranges souliers d’écailles et de plumes. Il n’était plus question de toiser la jeune beauté. Chacun savait qui elle était, bien qu’il fût impossible de retrouver dans son visage parfait les traits ingrats de la petite esclave.
Seul le marchand s’était enfui en larmes à son arrivée. Il n’avait pu supporter de revoir le visage de la seule femme qu’il eut jamais aimée.
Toutes les femmes du village vinrent aider Vâyu à la préparation du banquet, les bras chargés des plus beaux fruits, des plus beaux légumes, des plus belles viandes et des plus beaux poissons. D’autres encore apportèrent les épices, les huiles et les vins les plus parfumés. Jamais la maison du faiseur d’ailes n’avait vu autant de visages amis réunis. À la première étoile Vâyu mit le feu au bûcher et le faiseur d’ailes, ses souliers, et son éventail entreprirent leur ascension dans la clameur de la foule toujours plus nombreuse.

Il s’était passé sept semaines depuis la mort du vieil homme. Malgré ses souliers ailés, la jeune fille n’avait rien changé à ses habitudes. Chaque jour, elle s’installait devant la porte et reprenait son ouvrage. Ses éventails étaient si recherchés qu’elle avait été obligée de demander à un groupe de villageois de venir apprendre les savoirs du faiseur d’ailes. Elle acceptait tout le monde, homme comme femmes, la seule condition était que chacun devait être libre. C’est pourquoi chaque esclave qui était envoyé se voyait offrir une paire de chaussures et un éventail au premier jour de leur arrivée, et repartaient libre le soir. Tous, bien que libres, étaient revenus le lendemain.
Vâyu devait aller chaque soir à la grotte retirer de nouvelles chausses pour les arrivants du lendemain. Chaque soir, malgré la manne énorme, Vâyu se demandait comment elle allait faire quand il n’y aurait plus de souliers fait par le faiseur d’ailes. Elle entreprit donc d’apprendre également à faire des souliers de liberté, et fut nommée bientôt Vâyu pas d’anges, en l’honneur de son père et de son histoire.

C’est ici que l’aventure aurait pu s’arrêter, pourtant il n’en est rien.

Par une chaude après-midi, alors que des dizaines de familles travaillaient désormais avec Vâyu, vint le temps de la suite de l’oracle de l’aigle blanc.

Vâyu s’éloigna pour aller se baigner et délasser son corps. Elle ôta ses souliers ailés et gagna l’onde fraîche. Alors qu’elle nageait sous les branches qui se courbaient jusqu’à caresser son visage, un aigle immense vint se poser sur la berge tout près de ses vêtements. Il ne resta qu’une seconde, elle n’eut pas le temps de l’apercevoir. Il se saisit d’une de ses sandales et s’envola aussitôt.
Lorsqu’elle regagna la berge quelle ne fut pas sa détresse de ne retrouver qu’un seul de ses chers souliers. Elle fouilla chaque recoin, chaque brin d’herbe sans bien sûr pouvoir le retrouver.
Elle ne rentra que fort tard alors que tout le monde était à sa recherche. Chacun essaya de la consoler, mais rien n’y fit, elle s’endormit en larme et ne quitta plus sa couche. Le jour suivant ne changea rien, ni le jour d’après. Les hommes avaient parcouru la rivière sur des kilomètres, sans succès.

Les jours et les semaines passés ne tarissaient pas les larmes de Vâyu
Pourtant le jour où l’aigle s’était emparé du soulier, une autre personne l’avait recueilli précieusement. L’aigle immense avait parcouru les montagnes, traversé les déserts, survolé le Nil et

8ème page des Souliers...

« - Mon plus jeune fils veillera sur son envol » dit encore l’aigle disparaissant déjà au loin.

De nouveau le vieil homme s’endormit dans son rêve.

Six jours s’écoulèrent, durant lesquels le faiseur d’ailes prit soin de la jeune endormie. Il se reposa beaucoup lui-même, car son corps fatigué devenait chaque jour plus lourd et difficile à conduire. Ses mains tremblaient, mais il les savait encore solides. Elles allaient encore devoir accomplir les deux plus belles créations de sa longue vie.

Au soir du sixième jour il s’endormit dans l’attente des retrouvailles avec le serpent. Il était à la fois confiant et tendu à l’idée de prendre une vie, même offerte, lui qui avait toujours fui la violence.

Tout se passa comme le serpent l’avait annoncé. Au réveil, le vieil homme commença à préparer la peau pour les souliers de la belle endormie et l’éventail qui accompagnerait son dernier voyage. Il ne prit pas le moindre instant de repos, ses mains furent fidèles et justes. Il s’endormit le soir venu comme une bête après une longue course.
Comme la veille, il répugnait à ôter la vie de l’aigle, mais savait leurs destins scellés.
Au soir du huitième jour, le vieil homme avait terminé les souliers de la jeune fille et l’éventail qui libèrerait son âme.
Il sentait ses forces disparaître et versa de longues larmes chaudes. C’est alors que la jeune femme s’éveilla et vint bercer le faiseur d’ailes enserrant son dos maigre de ses bras frais et fermes. Ils n’échangèrent pas un mot. Blottis l’un contre l’autre ils souriaient doucement. Sentant le sommeil venir, le vieillard se redressa et fit asseoir la belle esclave sur le bord de la couche.
Il s’accroupit à ses pieds, lui montra l’éventail de peau et de plumes qui était resté sur l’établi :

« -Tu sais ce que tu devras faire avec ça pour moi, » demanda-t-il dans un murmure ?
« -Oui mon père répondit-elle. »

Le cœur du vieil homme faillit se rompre à ces dernières paroles, mais il ne rendit qu’un sourire rempli de gratitude à son enfant.

« -Tes souliers sont enfin prêts ma fille, pardonne-moi d’avoir tant tardé. »

Il prit une profonde inspiration et continua :

«- Mon enfant aimée, bonheur de mes dernières années tu as rempli mon cœur et mon âme d’un espoir nouveau, il est temps aujourd’hui que tu traces ta propre route. Par ces souliers je te libère de toute attache et t’invite à parcourir le monde sous le nom de Vâyu »

A l’évocation du nom de l’enfant il exhala son dernier souffle et partit pour son dernier voyage entre les bras protecteurs de la jeune femme.
Elle passa la nuit à veiller la dépouille du faiseur d’ailes. Elle avait ouvert toutes les portes et les fenêtres pour que les esprits puissent venir rendre leur dernière visite au jeune mort. Très tôt, le lendemain matin elle avait, selon l’ancienne coutume, déchaussé le mort, pour qu’il puisse enfin arrêter sa course et prendre du repos. Ensuite, elle avait dressé le bûché au milieu de la cour, puis

7ème des Souliers...

- les mauvais esprits, faire descendre sur les hommes la protection des dieux et monter auprès d’eux nos âmes tourmentées.
- Et tu n’as pas été heureux faiseur d’ailes ? De tous les métiers qui enchaînent tu as eu l’un des plus sacrés. »

Le vieil homme décida alors de devancer la prochaine question :

« -J’ai appris depuis peu quel était l’autre métier sacré. »

L’aigle récita quand même son oracle :

« - Le cordonnier libère le corps du petit d’homme trop fragile pour le monde qui l’entoure. La sandale qu’il façonne protège l’âme concrète et se confond même avec l’individu qu’elle accompagne, c’est pourquoi les tiens refusent les chausses aux esclaves, mais ça, tu le sais déjà. Tu sais également aujourd’hui comment faire les souliers qui libèreront ton enfant. Je suis au courant de la visite de mon frère des profondeurs.
- Regarde-moi vieil homme, comme toi, et comme notre ami, je suis solitaire. Tu es l’aboutissement, il est le commencement, je suis le symbole de vos aspirations humaines. Mon sang est chaud, je n’ai ni jambes ni bras, pourtant nous sommes frères. Le serpent est la partie cachée de ton esprit, tu es la raison et le faire, je suis le rêve et l’espérance. Pourtant aussi haut que je vole, jamais je ne pourrai découvrir l’autre monde, à mon dernier souffle, mon corps retombera sur la terre et pourrira à sa surface. Tu parcours le monde de mon ami serpent avec tes souliers, tu effleures le mien de l’aile de ton éventail, mais tu es le seul à pouvoir nous emporter à la découverte des étoiles. Je voudrais moi aussi ma part de lumière. C’est pourquoi je viens te voir cette nuit. Mon ami de l’ombre a été bien présomptueux. Son souhait d’exhausser ton vœu était sincère, mais sans moi, son pouvoir est incomplet. Nous sommes tout trois issus de la même matrice. Séparément nous sommes mortel, ensemble plus rien ne pourra interrompre notre évolution. Je vais t’aider à exhausser ton vœu le plus cher et tu m’aideras à exhausser le mien. »

L’aigle prononça une fois encore les mêmes paroles que le serpent :

«- Dans sept nuits je reviendrai te voir, il faudra alors que tu me tues. Ne t’inquiète pas, je ne me défendrai pas, mon heure sera venue. Je suis le premier de ma race, mes enfants sont nombreux et il est temps que je rende l’espoir et le rêve aux hommes.
Je sais que tu dois faire de la peau de mon ami un éventail qui servira à la cérémonie de ton départ. Tu ajouteras les sept plus belles plumes de mes ailes à ton ouvrage
Quand ton éventail sera brûlé ton âme, celle de mon ami et la mienne seront unies à jamais et je pourrai enfin parcourir les étoiles en ta compagnie.
-Et pour l’enfant, » pensa encore le faiseur d’ailes.
-« J’allais y venir » dit l’aigle blanc qui se redressait, déjà prêt à prendre son envol.
« -Quand tu auras cousu dans la peau du serpent les plus belles sandales que tu as jamais vues, tu ajouteras à l’intérieur le duvet de mon cou pour les rendre plus douces qu’une caresse et tu placeras à chaque talon l’extrémité de mes ailes : ainsi ton enfant chérie pourra parcourir le monde et voler d’un bond dans tous les pays du monde.
-Mais que deviendra-t-elle, seule, » pensa encore le faiseur d’ailes.

Monday, February 06, 2006

6ème page des Souliers...

Au matin, la jeune fille était toujours inerte, son souffle calme et régulier.
Le vieil homme rafraîchit son visage, la fit boire doucement et entreprit de terminer les derniers flabella qu’elle avait commencé. Au soir il s’endormit, toujours au chevet de la jeune femme. Comme la veille aux heures profondes de la nuit il se retrouva sur le sable, sous la lune, aussi immobile qu’un arbre pétrifié. Un aigle immense d’une blancheur irréelle vint se poser tout près.

« -Qu’as-tu fait mon ami, » commença-t-il,
« -N’as-tu donc rien appris ? »

Comme la veille, le vieil homme ne pouvait pas parler, mais ses pensées qui avaient été pour le serpent comme des paroles étaient également entendues par l’aigle.

« -Que veux-tu dire, où sommes-nous et qui es-tu ? »

L’aigle ne répondit pas non plus.

« -Qu’as-tu donc fait pendant toutes ces années ?
- J’ai travaillé et puis un jour j’ai eut l’enfant, » pensa-t-il de nouveau
« -Mais encore, mon ami, qu’as-tu donc fait depuis ton premier jour ?
- Je me suis tenu loin du monde et j’ai travaillé avec mon père jusqu’au jour de sa mort. Après j’ai travaillé seul.
- Et que faisait ton père ?
- La même chose que moi avec mon grand-père, qui lui aussi avait fait la même chose avec son père…
- Ne vois-tu là rien d’étrange ? »
-
Le vieil homme comprenait cette fois que l’aigle attendait les mêmes réponses que le serpent. Il se souvint alors de la place des femmes dans sa famille et répéta ce qu’il avait dit la nuit précédente.

« -Ma mère et morte en me donnant le jour, ma grand-mère est morte en donnant naissance à mon père, et ainsi de suite. Il en a toujours été comme cela chez nous. Au premier né la femme mourait. Toujours un garçon qui travaillait avec son père puis continuait après.
- Et où est ton fils ?
- Je n’ai pas eu d’enfant.
- Pourquoi ?
- Ma vie n’a pas été heureuse, celle de mon père non plus, celle de son père encore avant… Je ne voulais pas laisser cet héritage après moi.
- Et qu’avez-vous fait de tout ce temps ? »

Le vieil homme pouvait cette fois deviner les questions de l’animal, mais il voulait sonder ses réactions, il fit donc, aux mêmes questions les mêmes réponses qu’au serpent, à l’affût de la plus petite variation.

« -Comment vous appelle-t-on depuis sept génération ?
- Les faiseurs d’ailes, » pensa une fois encore le vieillard
« -Oui, et alors, quel était votre métier ?
- Nous tressions des feuilles et des branchages. Nous façonnions des manches en bois, en ivoire ou en or pour les garnir de plumes ou de crins…
- A quoi servaient ces objets ?
- A attiser les braises, protéger des insectes, rafraîchir le nouveau-né, protéger les amours des jeunes gens de la morsure du soleil et des regards indiscrets, éloigner les mauvais esprits, faire descendre sur les hommes la protection des dieux et monter auprès d’eux nos âmes tourmentées.
- Et tu n’as pas été heureux faiseur d’ailes ? De tous les métiers qui enchaînent tu as eu l’un des plus sacrés. »

5ème page des Souliers...

« -Comment vous appelle-t-on depuis sept générations ?
- Les faiseurs d’ailes, » pensa le vieillard
« -Oui, et alors, qu’elle était votre métier ?
- Nous tressions des feuilles et des branchages. Nous façonnions des manches en bois, en ivoire ou en or pour le garnir de plumes ou de crins…
- A quoi servaient ces objets ?
- A attiser les braises, protéger des insectes, rafraîchir le nouveau né, protéger les amours des jeunes gens de la morsure du soleil et des regards indiscrets, éloigner les mauvais esprits, faire descendre sur les hommes la protection des dieux et monter auprès d’eux nos âmes tourmentées.
- Et tu n’as pas été heureux faiseur d’ailes ? De tous les métiers qui enchaînent tu as eu l’un des plus sacrés. »

Le vieil homme pressentait bien que le serpent était dans le vrai, mais il ne parvenait pas encore à voir où il voulait en venir.
« -Mais qu’elle est donc l’autre métier, » se demandait-il ?
« -Celui que tu pratiques depuis que tu as recueilli l’enfant. Le cordonnier libère le corps du petit d’homme trop fragile pour le monde qui l’entoure. La sandale qu’il façonne protège l’âme concrète et se confond même avec l’individu qu’elle accompagne. Pourquoi les tiens refusent-ils les chausses aux esclaves selon toi ?
Aucun des souliers que tu as fait pour l’enfant ne lui rendront sa liberté, alors que tous auraient pu le faire.
Regarde-moi vieil homme, comme toi je suis solitaire. Tu es l’aboutissement je suis le commencement. Mon sang est froid, je n’ai ni pattes ni poils, pourtant nous sommes frères. Je suis la partie cachée de ton esprit, je rampe à la surface de la terre ou dans ses profondeurs, mais moi aussi je voudrais ma part de lumière. C’est pourquoi je viens te voir cette nuit. Je vais exhausser ton vœu le plus cher et tu exhausseras le mien.

Dans sept nuits je reviendrai te voir, il faudra alors que tu me tues. Ne t’inquiète pas, je ne me défendrai pas mon heure sera venue. Je suis le premier de ma race, mes enfants sont nombreux et il est temps que je rende leurs racines obscures aux hommes.
Tu devras alors de ma peau faire un éventail qui servira à la cérémonie de ton départ, car toi aussi, mais tu le sais déjà, tu mourras sept jours après moi.
Quand ton éventail sera brûlé ton âme et la mienne seront unies à jamais et je pourrai enfin parcourir les étoiles en ta compagnie.
-Et pour l’enfant, » pensa le faiseur d’ailes.
« -J’allais y venir dit le serpent, » qui desserrait son étreinte et commençait déjà à s’éloigner lentement.
« -Tu coudras dans ma peau les plus belles sandales que tu n’as jamais vues, elles ouvriront le monde à ton enfant adorée et te libèreront de ton angoisse secrète de la laisser partir. »

Le serpent était déjà loin quand le vieil homme s’endormit dans son rêve.

Tuesday, January 17, 2006

4ème page des Souliers du Faiseur d'Ailes...

VIl la porta jusqu’à sa couche et eut les plus grandes peines du monde à lui retirer ses sandales. Ses pieds de nacre semblaient avoir été lacérés et écrasés par une foule en furie. Pourtant, à peine les eut-il dénudés qu’ils reprirent leur perfection première. Il resta agenouillé longtemps auprès de la jeune fille que rien ne semblait plus pouvoir réveiller.
Aux heures profondes de la nuit, le vieil homme accablé finit à son tour par sombrer dans un pesant sommeil.
C’est alors qu’un serpent aux écailles luisantes lui apparut. Il était tellement replié sur lui-même que le vieil homme ne parvenait pas à distinguer le début de la fin. Chaque nouvelle contraction faisait luire sa peau. Le vieillard n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Il entendait le ressac de la mer, sentait le sable sous lui restituer la chaleur du jour. La lune éclatante occupait tout le ciel et avait fait disparaître les étoiles. Après un long moment qui aurait pu aussi bien durer des jours que des années, le serpent se déplia enfin, dardant une tête triangulaire aux yeux d’or. Il s’approcha jusqu’à effleurer le visage parcheminé du vieil homme qui ne pouvait plus faire le moindre mouvement ni articuler le moindre mot. Son corps s’était changé en pierre bien qu’aucune crainte ne l’oppressait. Le serpent vint s’enrouler autour de son corps et posa sa tête sur son épaule, juste au creux de la gorge, sa langue sifflant à son oreille.
« -Qu’as-tu fais mon ami, » commença-t-il,
« -N’as-tu donc rien appris ? »
Le vieil homme ne pouvait pas parler, mais ses pensées semblaient être comme des paroles pour l’animal.
« -Que veux-tu dire, où sommes-nous et qui es-tu ? »
Le serpent ne répondit pas.
« -Qu’as-tu donc fait pendant toutes ces années ?
- J’ai travaillé et puis un jour j’ai eut l’enfant, » pensa-t-il
« Mais encore, mon ami, qu’as-tu donc fait depuis ton premier jour ?
- Je me suis tenu loin du monde et j’ai travaillé avec mon père jusqu’au jour de sa mort. Après j’ai travaillé seul.
- Et que faisait ton père ?
- La même chose que moi avec mon grand père, qui lui aussi avait fait la même chose avec son père…
- Ne vois-tu là rien d’étrange ? »

Le vieil homme ne comprenait pas où le serpent voulait en venir. Bien que son corps fut aussi dur que le marbre, il sentait l’étreinte du serpent se resserrer peu à peu.

« -Où sont les femmes dans ta famille ?
- Ma mère est morte en me donnant le jour, ma grand-mère est morte en donnant naissance à mon père, et ainsi de suite. Il en a toujours été comme cela chez nous. Au premier né la femme mourait. Toujours un garçon qui travaillait avec son père puis continuait après.
- Et où est ton fils ?
- Je n’ai pas eu d’enfant.
- Pourquoi ?
- Ma vie n’a pas était heureuse, celle de mon père non plus, celle de son père encore avant… Je ne voulais pas laisser cet héritage après moi.
- Et qu’avez-vous fait de tout ce temps ? »

Le vieil homme réfléchissait mais ne parvenait pas à comprendre la question du serpent.

Monday, January 09, 2006

3ème page des Souiers du Faiseur d'Ailes...

Quatorze années s’étaient écoulées depuis le jour où le faiseur d’ailes et la fillette avaient uni leurs destins. Le vieil homme n’était presque plus sorti de l’immense bazar qui lui servait de gîte. Il avait cousu des centaines et des centaines de souliers sans jamais avoir été satisfait d’aucun. Chaque jour il reprenait son ouvrage, et chaque nuit il s’endormait avec la même prière : « Demain peut-être, un jour encore et ils seront parfaits. »

L’enfant était devenue une femme longue, d’une grâce extrême. Elle passait la plupart du temps assise devant la porte à tresser les ripis et parer les plumes pour les flabella, comme lui avait appris le faiseur d’ailes. Depuis que l’enfant avait maîtrisé les délicates techniques de son métier, il n’avait plus fabriqué un seul éventail. C’était à peine s’il utilisait encore le sien aux heures les plus chaudes du jour. Sa seule obsession était de terminer les chausses de sa protégée pour qu’elle soit enfin libre. Il sentait que le temps était compté, les souliers devaient être prêts pour que l’enfant puisse avoir un nom, et que nulle âme ne puisse jamais plus l’acheter.

Ce matin-là, le vieil homme était particulièrement découragé, il venait de jeter une énième paire de chaussure derrière la maison. Comme chaque jour, une fois le vieil homme retourné à son ouvrage, la jeune femme sans nom était venue ramasser les souliers. Depuis quatorze années, jour après jour le rituel était le même. Elle portait les souliers rejetés au pied des collines, là où la terre s’ouvre en une longue faille secrète jusqu’à une grotte gigantesque aux parois lumineuses. Alors, elle nettoyait une nouvelle petite place, y déposait les sandales et les couvrait d’un éventail de plumes ou de branchages tressés. Ensuite elle revenait s’asseoir devant la porte du vieil homme et reprenait son travail.
Deux fois par mois elle allait porter ses éventails au village couverte de la tête au pied afin que personne ne puisse la dévisager. La plupart du temps les gens s’écartaient à son approche ou faisaient mine de l’ignorer. Elle sentait bien pourtant que personne n’avait oublié l’enfant maudite et que si les conversations s’interrompaient à son arrivée, elles redoublaient à son départ.

Elle était rentrée fort tard du village et le vieil homme était déjà attablé lorsqu’elle entra. La demeure embaumait le miel et les épices. Le faiseur d’ailes avait préparé un festin. La jeune femme embrassa son front, qu’elle trouva chaud et moite dans la fraîcheur du soir. Ils discutèrent longuement mais le vieillard semblait agité et distrait, il regardait le doux visage de sa protégée et faisait mine d’essuyer une larme en raclant sa gorge. Ses yeux habituellement si vifs dégageaient une infinie lassitude. Il prit alors un ton plus grave :
« -Je n’arriverai sûrement pas a terminer tes souliers mon enfant, tu devras te contenter de ceux-là. » Il sortit alors de sa toge de merveilleuses sandales tressées. Il s’agenouilla devant la jeune fille et entreprit de lui glisser ses chausses. Les entrelacs de cuir étaient si fins, qu’ils caressaient ses pieds comme un seconde peau. La jeune fille n’osait plus parler, elle regardait son bienfaiteur avec une immense tendresse.
Il prit ses mains dans les siennes et, en l’invitant à se lever pour faire ses premiers pas de femme libre, il commença à prononcer ces paroles :
«- Mon enfant aimée, bonheur de mes dernières années tu as rempli mon cœur et mon âme d’un espoir nouveau, il est temps aujourd’hui que tu traces ta propre route. Par ces souliers je te libère de toute attache et t’invite à parcourir le monde sous le nom de… »
A cet instant la jeune femme avait posé le pied au sol et à peine l’eut-elle effleuré, que la sandale lui enserra les chairs jusqu’à les faire saigner. La douleur était telle qu’elle perdit connaissance et s’effondra dans les bras du vieil homme effrayé.

Wednesday, December 21, 2005

Page 2 les souliers du faiseur d'ailes

Sa voix redoubla encore de rage et alors qu’il allait laisser son bras armé retomber sur le visage meurtri de l’enfant, il lâcha dans un sanglot :

« - Cette sorcière a tué sa propre mère ! »

Déjà la foule s’était saisie de pierres et de bâtons pour lapider la mauvaise, c’est à cet instant que le vieil homme était intervenu :

« - donne moi l’enfant ! », avait-il dit d’une voix à peine audible.
« -Ton prix sera le miens. »

Malgré la faiblesse de sa voix, la foule entière s’était tue, le faiseur d’ailes avait parlé, en un instant il avait effacé la colère du monde.

« -Pour toi vieil homme, ce ne sera pas très cher mais sais-tu bien ce que tu fais ?
-Ton prix importe peu, détache cette enfant et donne-la moi tu l’as suffisamment humiliée comme ça ! »

Le marchand demanda une somme énorme, au vieil homme pour la fillette qu’il s’apprêtait à faire lapider. Il détacha l’enfant presque avec douceur et la remit entre les mains du vieillard. Il garda une seconde encore l’épaule frêle au creux de sa paume immense, comme s’il laissait partir son bien le plus précieux.
C’était en fait le cas, car au fond des hommes les plus méchants sommeille toujours une âme blessée. Il était le père de l’enfant qu’il laissait partir aujourd’hui. Elle était le fruit de son amour avec son esclave favorite qui était morte en la mettant au monde. Il avait vécu sept ans dans l’espoir que l’enfant ferait survivre par-delà la mort la beauté de son aimée, mais les traits ingrats de la fillette et le simple fait qu’elle respire encore alors que sa mère n’était plus lui était devenu insupportable.
Le vieil homme prit l’enfant dans ses bras, la foule commençait à se disperser non sans murmurer que le faiseur d’ailes avait perdu la raison et que cette sauvageonne ne lui apporterait que ruine et déshonneur.
Il porta l’enfant au près du puits, l’assit à l’ombre d’un grand arbre. Il remonta lentement le seau des profondeurs de la terre. Il choisit dans son ballot le plus bel écran de plume d’autruche qu’il pu trouver. Il éventa tendrement le visage maculé de la petite qui osait à peine croiser son regard.
Il n’y avait plus personne sur la place, mais derrière chaque porte, chaque fenêtre, des dizaines de regards épiaient toute la scène.
Le faiseur d’aile déchira un pan de sa toge qu’il trempa dans l’eau et entreprit de nettoyer le visage de l’enfant. Personne ne pouvait entendre ce qu’il disait, mais tous commencèrent à imaginer les mensonges les plus fous. Ils n’en crurent pas leurs yeux quand ils virent l’homme, remonter une deuxième fois le seau rempli d’eau claire et laver les pieds de la jeune esclave. Personne n’avait jamais vu un tel sacrilège. Le vieil homme lava par deux fois les pieds minuscules de l’enfant. S’il avait été moins concentré sur sa tâche, le faiseur d’ailes aurait entendu toutes les mâchoires se crisper et toutes les respirations des villageois s’étrangler à la seconde où ses lèvres embrassèrent les petits pieds lavés.
« -Je te ferai des souliers si beaux et si précieux que personne ne pourra jamais interrompre ton voyage. Tes pieds si menus et si doux ne craindront plus ni les pierres ni le sel, ni le froid ni la chaleur des braises. Tu seras libre d’aller où tes rêves te portent. » Puis il murmura encore, en caressant le front de l’enfant du bout des longues plumes blanches : « -Quand tes souliers seront prêts, nous choisirons ton nom. »

Wednesday, December 14, 2005

Page 1 les souliers du faiseur d'ailes

Il était une fois, aux frontières des terres égyptiennes et des terres romaines, un vieil homme chenu, prêt à fermer les yeux.

Sa vie avait été longue et paisible, bien que solitaire. Il s’était toujours tenu à l’écart du monde, ce n’est que l’âge venant qu’il avait fini par se rapprocher du village et qu’il s’était enfin décidé à prendre une esclave pour l’aider dans ses tâches quotidiennes. Il avait toujours refusé de se plier à la coutume romaine et cette fois encore il avait détourné la règle. Il n’avait pas pris une jeune fille robuste et solide qui aurait entretenu sa demeure et réchauffé sa couche, mais une enfant chétive et rejetée de tous. Il n’avait jamais eu aucun goût pour la société de ses frères, ni pour la compagnie des femmes, trop étrangères.

Depuis aussi loin qu’il se souvenait il n’avait jamais rien fait d’autre que de travailler dans l’atelier de son père, on l’appelait le faiseur d’ailes. Il était connu et respecté comme un Dieu dans des pays dont il n’avait jamais entendu parler.

Cependant tout avait changé depuis que lui qui n’avait jamais eu d’enfant avait recueilli la fillette.

Comme tout au long de sa vie, cette ultime rencontre, il ne l’avait pas choisie. Il aurait tout aussi bien pu se rendre aux échoppes entourant l’arène de Jérusalem, pour livrer ses ripis et flabella, la veille ou le jour suivant. Mais le hasard, en quoi il ne croyait pas le moins du monde, l’avait fait passer là au moment où l’enfant allait être mise à mort
.
Ce jour là, le marché aux esclaves aurait dû être terminé et les heures chaudes aux ombres courtes auraient dû vider les rues de toute agitation. La fillette était encore attachée à un mas, demie affalée dans la poussière. Le marchand d’esclaves ventru exhortait la foule à prendre son parti :

« - Regardez la ! », disait-il.
« - Comme elle est laide et chétive, sa peau se pèle au moindre rayon de soleil, ses cheveux ont la couleur des flammes et renferment des nids de vipères et de scorpions. Elle est si maigre et si faible, qu’elle ne peut même pas remonter le seau du puits. Ses dents sont si pointues et ses ongles si longs qu’elle effraye même les animaux. Son odeur infecte repousse les mendiants et sa bêtise est une insulte à la race toute entière. Qui voudra jamais d’elle, même pour laver par terre, les cafards n’osent pas fouler le même sol qu’elle. »
Pendant qu’il vociférait en frappant l’enfant, lui arrachant les cheveux par paquets, crachant sur son visage et déchirant sa toge, une foule toujours plus nombreuse s’agglutinait autour d’eux. Grisés par le vin et la chaleur écrasante les hommes sortaient des tavernes pour rejoindre les femmes qui commençaient à hurler elles aussi. Seuls les esclaves aux pieds nus restaient silencieux et essayaient de s’éloigner le plus possible du supplice qui s’annonçait. Le marchand avait saisi une pierre qu’il brandissait face à la foule :

«- Je préfère encore la tuer de mes propres mains, que de vous la vendre même pour rien, cette chienne est maudite, elle est la fille du démon. »

( La suite page 2, à bientôt... )