Thursday, May 31, 2007

Cléopâtre ou la naissance rêvée de l'éventail...

Avant que la conscience des hommes ne soit éveillée, la femme qui deviendrait homme pour donner naissance au souffle des dieux, avançait nue et silencieuse dans les eaux du Nil scintillantes sous la voûte céleste.

Ses pieds glissaient doucement sur le limon soyeux, entre les tiges des nénuphars, les bulles d’air et les particules d’or. Son corps à peine formé frissonnait dans l’eau fraîche et claire au contact de cette flore caressante et de la faune environnante qui déjà s’agitait dans la promesse d’un jour nouveau.
Sa chevelure tressée, enserrée dans son bandeau de métal et de pierres, frôlait ses épaules menues et dorées. Elle sentait le flux puissant de son sang battre à son cou et ses poignets sous ses bijoux d’ambre et de jade. L’étoffe légère qui voilait son corps sans rien en dissimuler, se plaquait un peu plus à chaque mouvement, changeant l’eau du fleuve en perles minuscules.
L’air léger et tiède qui l’enveloppait, l’enivrait de ses odeurs de terre, d’épices et de miel.
Les bruissements de la nuit n’avaient pas encore laissé place à la fureur du jour et à la morsure du soleil. L’eau douce léchait l’intérieur de sa cuisse et la naissance de son sexe imberbe.
Elle n’aperçut qu’un éclat, ne sentit qu’une caresse, puis s’enfonça mollement entre les boutons à peine éclos, les algues ondoyantes et les poissons furtifs.
Dans les premiers rayons du soleil se pressaient déjà tortues et alligators, sangsues et carnassiers pour le festin sacré.
Son visage n’avait pas encore effleuré le sable des profondeurs, qu’il ne restait plus de son corps qu’une légère trace brune qui s’évanouit aussitôt.

Là où celle qu’un jour nous nommerions Cléopâtre avait sombré, le soleil assécha le Nil. Toute parcelle de vie disparut dans l’instant sur la surface d’un cercle parfait aux dimensions d’un homme debout, bras et jambes écartés, pour à la fois saisir le monde et le laisser traverser.

Le cours du Nil reprit son flux, sauf sur cette étrange parcelle, comme percée dans l’espace, mais aussi dense et compacte qu’une pierre sans veine. Ni vide, ni plein. Les hommes qui la découvrirent prirent l’habitude de la nommer l’absence. Aucun d’eux ne se souvint jamais du temps que dura cette absence. La jeune fille ne fut jamais recherchée, elle était devenue cette absence même.

La bête énorme qui glissait au fond des eaux enlaçait et déracinait les lotus dardés vers la surface dans la même oscillation vertébrale souple et régulière. Son double parfait l’accompagnait dans un murmure utérin pulsant sa rudesse et sa chaleur avec d’infinies variations.
Leurs cornes torsées fendaient les profondeurs en soulevant à peine la surface du fleuve, comme si leur puissance et leur vitesse n’avaient pas eu plus d’incidence que celle d’un insecte se déplaçant sur la peau de l’eau.
Alors que nulle vie n’avait pu traverser l’absence, ces deux créatures singulières vinrent s’inscrire sur cette intermédiaire circulaire entre notre monde et les étoiles.
Leurs corps lisses et brillants fragmentaient la lune en faisceaux scintillants qui épousaient chaque creux et chaque bosse. C’était comme si ces chimères improbables, au lieu de refléter la lumière céleste, la créaient et la diffusaient depuis leur intérieur.
Après avoir cherché l’imbrication parfaite, enchâssées, comme serties l’une à l’autre, les deux bêtes demeurèrent immobiles.

Un vent léger caressa les herbes folles et les eaux sombres. Il souffla sur l’absence et la complétude nouvellement née et tous les oiseaux des berges s’envolèrent dans un même fracas de plumes et de cris.

Le Nil avait de nouveau balayé l’absence, la vie reprit ses droits sur chaque parcelle de notre terre. A l’exacte place où s’étaient tenues l’absence et la complétude, le serpent qui avait mordu la jeune fille brilla une seconde encore sous la lune flamboyante, puis se changea en réplique parfaite de la vie interrompue.

Le jeune corps endormi émergea lentement, la même couronne d’or au front, les mêmes cheveux longs et tressés reposant sur les épaules rondes et dorées ; les mêmes bijoux marquant sa gorge et ses poignets, la même étoffe transparente épousant ses contours comme un parfum.
De nouveau l’air soulevait cette poitrine soyeuse, courbait les cils de ce regard clair. De nouveau le sang chaud parcourait ce corps aux frontières de l’enfance, pour lui réapprendre à sentir, à entendre, à voir, à refermer la main pour saisir l’eau et surtout à l’ouvrir pour la laisser s’écouler et mieux la comprendre. De nouveau le courant parcourait ses cuisses, rétractant la peau de ce sexe d’enfant qui demain serait celui d’un homme.
L’homme-enfant qui regagnait la berge, découvrait avec enchantement ce que l’enfant-femme qu’il avait été avait appris à nommer. Sur la terre ferme il dénoua le voile tissé par ses pères, abandonna les bijoux forgés et sertis par les siens. Il s’empara de trois lotus dont il noua les longues tiges pour s’en ceindre la tête. Alors que les premiers rayons du soleil dardaient leurs lames, il décolla de l’onde une feuille lourde et charnue qui, une fois séchée, devint aussi légère qu’un nuage.

Le formidable fracas de la nuit assombrit cette fois-ci le jour. Il surgissait de toutes parts des oiseaux toujours plus nombreux qui, au lieu de fuir, venaient ici envelopper tout l’espace de leurs ondulations. Dans un tourbillon le jeune homme semblait flotter au dessus du sol. Les yeux écarquillés et la bouche béante, son cri se confondant avec ceux des volatiles.

Son sexe neuf barrait son ventre dans l’éclatant soleil qui dévorait le ciel. Les muscles de son corps entier étaient bandés à rompre l’architecture fragile de son squelette. Il ramena à grand’ peine la feuille qu’il serrait dans son poing pour s’en couvrir à la fois la poitrine et le ventre. A ce contact, le nénuphar baigné de sueur reprit toute sa vigueur et se mit a gainer l’entière surface de ce corps jeune.
De sa main libre il frôla l’aile d’une aigrette. Dès cet instant, de la pointe de ses doigts à l’extrémité de ses orteils, un fin duvet se développa pour se changer en longues plumes immaculées. Une membrane mi-animale, mi-végétale vint unir les membres inférieurs aux membres supérieurs. De l’intérieur des épaules se mit à croître un entrelacs complexe d’os et de tendons qui vinrent soutenir chaque pli et contre pli de ces ailes chimériques.

La formidable nuée avait pris place sur chaque roseau, chaque branche, brindille ou banc de sable, et s’était tu devant l’étrange congénère. En pleine lumière, sans la moindre peine, les ailes immenses avaient entamé leur mélopée, sans heurt.
Le plus infime mouvement produisait un murmure, le plus petit battement un mot, le moindre repli une parole, le premier déferlement une phrase. De leur enchaînement, naquit un chant, puis une histoire qui devint une légende.

L’hommage au monde dura tout le règne du dieu soleil.

Le Nil avait retrouvé son calme. La lune flamboyante avait chassé les étoiles pour distiller ses poisons et ses charmes. Seuls les grillons et les grenouilles avaient repris leurs chants.

Au milieu des roseaux couchés, dans un berceau de pétales et de plumes l’enfant était endormi, immobile et paisible. Sa respiration claire soulevait sa poitrine, son corps nu frissonnait dans la brise odorante. L’eau tiède de la surface exhalait une légère brume, les berges, encore, diffusaient leur chaleur.
L’enfant recroquevillé rêvait aux dieux, à ce qu’il s’inventerait pour mieux guider sa route, il rêvait aux jours et aux nuits à découvrir encore, allongé sur ce coin de la terre, une main sur son cœur et l’autre sur son sexe en creux.

Frédérick Y M GAY, pour l’Atelier À pas d’Anges.

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